Dans son dernier ouvrage Des princes pas si charmants, l’auteure illustratrice Emma, connue pour avoir popularisé le concept féministe de charge mentale, continue d’explorer les rapports hommes-femmes. Engagée et militante, elle explique comment le « sexisme bienveillant », cet outil masqué de domination, enferme les femmes dans une position inférieure, aussi bien dans la sphère privée que professionnelle.
Pouvez-vous rappeler en quoi consiste la charge mentale ?
Emma. La charge mentale est une notion qui a été proposée par la sociologue féministe Monique Haicault dans les années 1980 pour illustrer le fait que les femmes jouent en permanence dans deux espaces-temps différents. Quoi qu’elles fassent et où qu’elles se trouvent, les femmes se projettent mentalement dans leur foyer et anticipent toutes les tâches qu’elles doivent accomplir dans la semaine, en plus de leur travail, pour le bon fonctionnement de la vie domestique. Souvent, les conjoints ne portent pas cette charge. Ils acceptent parfois d’exécuter une partie des tâches, ils le font si on leur demande, mais ils n’en prennent pas forcément l’initiative. Pour moi, la charge mentale est une des expressions de la domination masculine. Ça ne veut pas dire que tous les hommes sont des méchants mais que notre société les favorise aux dépens des femmes. Le fait que ce soit les femmes qui portent cette charge en est un signe. Tout comme le fait qu’elles aient des salaires inférieurs, que ce soit elles qui acceptent des temps partiels ou qui subissent encore massivement les violences sexuelles.
Dans Des princes pas si charmants, vous regrettez que ce concept ait été dépolitisé pour être ramené sur « le terrain du couple » à des « problèmes de communication ». Comment l’expliquer ?
Dernièrement, c’est ce qui ressort des débats médiatiques. On nous explique que la charge mentale est un problème de femmes : elles ont besoin de tout contrôler, elles ne savent pas déléguer ni s’organiser. Cela devient un problème psychologique contournable grâce à des to do lists et de la méditation ! Alors qu’en réalité, c’est un problème d’hommes parce qu’ils refusent de partager cette charge. Dans une société où chacun essaye de survivre économiquement, difficile d’espérer qu’ils partagent davantage. Les hommes sont poussés hors du foyer, encouragés à rester tard au bureau, à travailler à plein temps. Réduire leur activité et consacrer du temps à des tâches qui ne sont valorisées ni socialement ni financièrement, c’est prendre le risque d’être discriminé à l’embauche, d’avoir des petits salaires et des petites retraites. Or, l’humain protège avant tout sa situation économique. Selon moi, le changement passera par des luttes collectives, politiques, féministes, mais aussi anticapitalistes.
Vous dénoncez aussi le sexisme bienveillant. De quoi s’agit-il exactement ?
C’est ce qui consiste à dire que les femmes sont des choses merveilleuses et à ne les valoriser que sur des domaines dont les hommes ne veulent pas. C’est cette façon de les mettre sur un piédestal en les encensant pour leur douceur, leur sensibilité, leur position de mère, de belle femme, d’élément décoratif qui écoute et dont on ne pourrait pas se passer. Par ce biais, on les éloigne des instances de pouvoir. Balzac disait que les femmes ne pouvaient pas avoir le droit de vote parce qu’elles ne devaient pas salir leur charme avec des affaires d’hommes. On retrouve aussi ce phénomène dans le monde professionnel contemporain : par exemple, les hommes disent qu’ils sont contents d’avoir une femme dans les locaux parce qu’elle apporte un autre regard, de la fraîcheur et de la douceur. Mais dès qu’une femme va vouloir s’avancer comme experte dans un sujet technique, on va utiliser ces méthodes pour la remettre à sa place. Des études montrent que les femmes qui sont confrontées au sexisme bienveillant, c’est-à-dire des félicitations sur leur tenue ou leur attitude et non pas sur leur travail, voient leurs compétences baisser. Elles se sentent encore moins compétentes que lorsqu’elles sont confrontées au sexisme hostile.
Dans cet ouvrage vous vous attaquez aussi au monde du travail : selon vous, son organisation répondrait donc aux mêmes logiques de domination que celles à l’oeuvre dans les rapports hommes-femmes?
Il y a quand même des différences, mais la domination patronale tend effectivement à objectiver les corps des travailleurs et des travailleuses, c’est-à-dire en les traitant comme des boulons, des ressources parmi d’autres, de la même façon que les hommes, en tant que groupe, tendent à voir les femmes comme des objets décoratifs. Les conséquences sont catastrophiques : de plus en plus de témoignages remontent de salariées qui souffrent de graves blessures psychologiques et physiques. Contrairement à ce que l’on dit, ce qui se passe actuellement dans le monde du travail ne vient pas d’un tournant néolibéral mais suit tout simplement le chemin normal du capitalisme. Tout cela a commencé à une époque où il y avait encore des garde-fous comme la sécurité sociale ou le droit du travail. L’ordre normal du capitalisme, ce que l’on vit actuellement, c’est le détricotage de tous ces garde-fous. L’esprit de classe qui existait auparavant, les organisations collectives qui permettaient aux gens de se serrer les coudes : tout cela est en train de passer à la moulinette néolibérale. C’est aussi le cas dans les services publics, à l’hôpital notamment. Les gens se retrouvent individualisés, isolés, ils ne peuvent plus se défendre. La solution passe obligatoirement par la lutte collective, il n’y a pas le choix.
« Des princes pas si charmants et autres illusions à dissiper », d’Emma. Massot Editions (112 pages, 16 euros).
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