Invité du petit déjeuner de l’Association nationale de la presse mutualiste (ANPM) le 10 décembre, le professeur Enrique Casalino, chef des urgences de l’hôpital Bichat à Paris, a présenté, en pleine crise du coronavirus, ses pistes pour améliorer la situation de ces services hospitaliers saturés, victimes du mal-être des personnels et de l’insatisfaction des usagers. Selon lui, les hôpitaux doivent se remettre en question et proposer des projets de soins ambitieux qui respectent les patients et donnent du sens au travail des soignants.
À l’entrée de l’hôpital, deux populations coexistent et souffrent face à face, a rappelé le professeur Enrique Casalino, infectiologue et chef des urgences de l’hôpital Bichat à Paris, lors d’un petit déjeuner de l’Association nationale de la presse mutualiste (ANPM) organisé le 10 décembre en visioconférence. Aux urgences, d’un côté, il y a les personnels : les agents qui enregistrent les patients, les infirmières chargées de réaliser le premier examen et de gérer l’impatience de tout le monde, et les médecins, qui remplissent leur mission dans une tension permanente avec un manque constant d’effectif, la confrontation aux incivilités et aux gardes qui s’enchaînent.
De l’autre côté, on trouve les patients, attendant des heures, parfois allongés sur des brancards dans les couloirs, avant d’être pris en charge. Certains sont confrontés à l’agressivité des personnels, eux-mêmes épuisés à la fois physiquement et psychiquement. Une telle situation est « forcément explosive, constate le professeur Casalino. On ne peut pas continuer avec un système qui conduit à l’insatisfaction des deux partenaires : les soignants et les patients ».
Décalage entre l’offre et la demande de soins
Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène : entre 2009 et 2013, les pays européens ont réduit le pourcentage d’évolution des leurs dépenses de santé. Ils l’ont ensuite réaugmenté entre 2013 et 2017. Tous, sauf la France, où la politique en la matière a été bien plus sévère. C’est « un des éléments qui, aujourd’hui, joue dans le contexte général d’un monde de la santé qui a du mal à s’adapter » aux restrictions budgétaires.
Autre facteur : ces trente dernières années, alors que l’offre de soins diminuait (numerus clausus, fermeture de lits d’hôpital…), la demande a beaucoup augmenté. « Nous consommons désormais de la santé comme on achète de l’électroménager, explique Enrique Casalino. Progressivement, un delta s’est créé entre la demande croissante et la contraction de l’offre. » Et ce sont justement les services d’urgences qui ont absorbé le décalage.
Le soin du patient doit être la première des préoccupations
Comment faire pour changer la donne ? D’après le professeur Casalino, il faut commencer par revenir à l’essentiel, à la valeur première de l’hôpital, c’est-à-dire le patient. Ce dernier « doit être au centre du dispositif. Il n’a pas à payer les erreurs d’organisation d’un système de santé défaillant. » Selon Enrique Casalino, l’hôpital a le devoir de lutter contre la maltraitance infligée aux patients des urgences et réduire les délais d’attente « qui sont inacceptables ». Les soignants « doivent traiter les patients comme s’il s’agissait de leurs parents, avec la même cordialité et la même bientraitance. Nous sommes là avant tout pour les soigner, pour nous occuper d’eux ».
Pour le professeur, il est également fondamental d’améliorer les conditions de travail des équipes hospitalières. Les questions de l’ergonomie des postes, de la sécurité et du développement de la carrière professionnelle doivent absolument être traitées. « Il faut arrêter de parler de souffrance et plutôt essayer de trouver des solutions pour que les soignants retrouvent le plaisir au travail, c’est essentiel. » La lutte contre la maltraitance, la recherche de la satisfaction des usagers et des personnels, la prise en compte du stress des soignants : tous ces éléments « constituent un seul ensemble, estime Enrique Casalino. On ne peut pas améliorer les conditions de prise en charge des patients si on n’améliore pas les conditions de travail de nos personnels. Et inversement. »
Des missions multiples
Un des problèmes avancés habituellement pour expliquer la problématique des urgences est la multitude des tâches dévolue aux soignants. Les urgences sont le trait d’union entre la médecine de ville et l’hôpital. La plupart des patients sont obligés de passer par ce service pour être hospitalisés. Mais les urgences assurent aussi des actes de médecine générale et des prises en charge sanitaires et sociales.
« Nous accueillons tous les patients, 24 heures sur 24, et surtout les plus précaires, ceux qui connaissent mal le parcours de soins, mais aussi les femmes victimes de violence ou encore les personnes âgées, détaille le professeur. Pour moi, c’est une des noblesses de notre métier. Quand un sans-abri se présente pour venir chercher un peu de chaleur humaine, la question n’est pas de se demander si c’est normal ou pas. Je ne peux pas ne pas l’examiner, lui donner un plateau-repas et une boisson chaude. Si on est capable de faire ça, on est cohérent et on améliore la prise en charge de tous les patients. En m’occupant également des plus fragiles, j’améliore le sens du travail que je donne à mes équipes. »
Manque d’attractivité pour les professionnels
Le problème des urgences est aussi lié au manque d’attractivité global de l’hôpital. De nombreux postes restent vacants, les établissements ont du mal à recruter et à fidéliser leurs professionnels. Les conditions de travail et les revenus inférieurs à ce que l’on trouve dans le secteur privé freinent les candidatures. « En France, 67 % des urgentistes sont en burn-out, explique Enrique Casalino. Tout ce stress provient d’un défaut de reconnaissance du métier, d’une perte de sens, de cette insatisfaction profonde, de cet épuisement, de cette incapacité à gérer les demandes des patients et des mauvaises relations entre collègues ».
Selon le professeur, l’hôpital doit se remettre en question et travailler sur les axes à améliorer pour favoriser le bien-être de ses soignants sans toujours se focaliser sur les rémunérations. Valoriser l’activité et son utilité, favoriser la prise d’initiatives, l’évolution professionnelle et l’esprit d’équipe font partie des pistes à explorer. « Il s’agit surtout de redonner du sens au travail des soignants. C’est ce qui augmente l’engagement des équipes, leur créativité et leurs performances. »
Cette remise en cause, les urgences de Bichat l’ont faite. En huit ans, le service a divisé par trois les délais d’attente et les plaintes des professionnels pour agression. Après son arrivée en 2006 à la tête des urgences, le professeur Enrique Casalino a initié une démarche qualité centrée autour du patient. Il a remis à plat toute l’organisation en s’inspirant du monde de l’entreprise pour accroître la productivité. Le service a été restructuré en plusieurs secteurs spécifiques : interventions légères, intermédiaires, lourdes, urgences gériatriques et pédiatriques. Aujourd’hui, les temps d’attente et les taux d’occupation des boxes sont suivis en temps réel.
La crise de la Covid-19 révélatrice du sens de l’engagement
Avec la crise sanitaire, certains soignants ont pu retrouver le sens initial de leur vocation. Pourtant, le niveau de préparation à un tel tsunami était largement insuffisant. Malgré ça, les équipes ont fait face. « Le Covid a montré que même dans des conditions déjà très compliquées, l’hôpital a su répondre présent. Nous avons été capables d’aller au-delà de ce que nous croyions être possible parce que nous regardions tous dans la même direction : celle des patients. »
Le professeur en est convaincu : la solution passera par la capacité de l’hôpital à construire des projets de soins qui respectent les usagers et permettent aux équipes de s’épanouir. Des projets qui doivent également être davantage « ouverts vers l’extérieur ». Pour que le patient soit mieux pris en charge, les professionnels de santé qui s’occupent de lui, en ville et à l’hôpital, doivent travailler main dans la main afin de trouver ensemble le parcours de soins le mieux adapté, conclut le professeur.
Covid-19 : « Il faut avoir la conviction que le vaccin est important »
Pour le professeur Enrique Casalino, le fait que la moitié des Français hésitent à se faire vacciner contre la Covid-19 est « catastrophique ». « Il faut avoir la conviction que le vaccin est important, explique-t-il. Les comités scientifiques qui évaluent les médicaments sont compétents, honnêtes et donnent leur avis en leur âme et conscience. » En France, la campagne de vaccination, gratuite et non obligatoire, contre la Covid-19 devrait commencer en janvier par les résidents des Ehpad avant de s’étendre progressivement à toute la population. Ce virus « est une vraie menace, poursuit-il. En Asie, certains pays envisagent une quatrième vague. Ici, on se pose déjà la question d’une troisième vague en janvier, février ou mars. Le potentiel de décès d’une maladie comme celle-là à l’échelle de la France, c’est 400 000 à 500 000 décès. En se faisant vacciner, on protège les plus fragiles d’entre nous, simplement parce qu’on les aime. »
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