Emmanuelle Piquet : « Pour lutter contre le harcèlement scolaire, il faut redonner du pouvoir aux enfants harcelés »

En France, chaque année, plus d’un million d’enfants et adolescents sont victimes de harcèlement scolaire. Face à cette souffrance, dès 2018, Emmanuelle Piquet, maître de conférences à l’université de Liège, thérapeute et coauteure de la BD Manuel de survie face aux harceleurs, a créé les centres À 180 degrés/Chagrin scolaire. Dans cet entretien, elle détaille son approche innovante fondée sur un principe essentiel : apprendre aux enfants harcelés à se défendre seuls.

Comment est née l’initiative À 180 degrés de Chagrin scolaire ?

Emmanuelle Piquet. Après une première carrière dans les ressources humaines, je me suis reconvertie dans la psychologie, il y a 17 ans. Très vite, les enfants et les adolescents ont constitué une grande partie de ma patientèle. Au fil des consultations, j’ai observé que les symptômes de nombreux jeunes – panique, colère, énurésie, etc. – étaient majoritairement générés par des problèmes rencontrés à l’école. Et pourtant, ni eux, ni leur entourage, ne faisaient le lien entre cette souffrance et le harcèlement scolaire. Et surtout, aucune solution adaptée ne leur était proposée.  J’ai réfléchi à des solutions pour les accompagner et, en 2008, j’ai fondé le regroupement de thérapeutes À 180 degrés/Chagrin scolaire. Une trentaine de personnes y travaillent désormais, répartis dans une dizaine de centres en France, en Belgique et en Suisse. Nous y rencontrons entre 500 et 600 enfants et adolescents harcelés en consultation chaque année. Nous proposons aussi des parcours aux professionnels de l’éducation démunis, pour les aider à mieux comprendre et traiter la souffrance scolaire.

Vous utilisez la méthode de l’École de Palo Alto pour traiter le harcèlement scolaire. Sur quoi repose-t-elle ?

E. P. La méthode de l’École de Palo Alto, développée aux États-Unis dans les années 1950, est fondée sur l’idée que pour résoudre un problème relationnel, il faut intervenir pour changer la relation elle-même, et non pas changer les personnes qui interagissent. Le harcèlement scolaire est une relation dysfonctionnelle entre un agresseur et une victime. Plutôt que de traiter uniquement les symptômes, l’École de Palo Alto nous apprend à rétablir un équilibre dans cette relation en modifiant les comportements de celui qui souffre le plus dans cette relation profondément asymétrique. Concrètement, nous nous plaçons à côté de l’enfant harcelé et lui apprenons à résister. Nous travaillons sur des stratégies de réponse adaptées pour reprendre le contrôle de la relation et faire changer l’inconfort de côté. Moins d’une dizaine de séances sont généralement nécessaires.

Votre approche fonctionne-t-elle pour tous les enfants ?

E. P. Notre objectif est de rendre la victime capable de résister à des comportements problématiques et qui mettent son intégrité en danger, de manière autonome, sans attendre que les adultes viennent régler la situation. Plus de 3 enfants sur 5 estiment que les adultes sont incompétents pour gérer les problèmes de harcèlement. Leur intervention, profondément bienveillante pourtant, mais qui se place souvent dans une protection de l’enfant harcelé est très souvent inefficace, voire fait parfois empirer la situation, parce qu’implicitement, elle accentue le déséquilibre entre les deux parties. Nous préférons rendre l’enfant moteur, le mettre en mouvement dans une situation qui semble figée. Cela lui redonne de l’espoir. Parfois, le simple changement d’attitude suffit même à arranger les choses. Soit, il est délicat de dire « c’est toi la victime, mais c’est toi qui vas devoir faire l’effort », et pourtant, c’est très souvent ce qu’ils attendent de nous : que nous leur donnions des solutions qu’ils pourront actionner tout seuls. Il faut redonner du pouvoir aux enfants harcelés. Avec cette méthode, ils mettent un grain de sable dans le cercle vicieux du harcèlement. Évidemment, cela ne fonctionne pas toujours car certains enfants manquent encore de confiance en eux et de ressources internes pour utiliser ces techniques. Mais pour ceux qui sont réceptifs, et ils sont une large majorité[1], les résultats sont très encourageants.

Vous parlez de « construire des flèches » pour répondre au harcèlement. De quoi s’agit-il ?

E. P. Ce sont nos jeunes patients qui les définissent comme telles. Ils désignent ainsi les stratégies que nous élaborons avec l’enfant pour lui permettre de répondre aux attaques du harceleur. Il peut s’agir d’une réplique verbale (nous utilisons souvent l’humour ou l’autodérision), une attitude corporelle, une posture mentale, etc. Elle doit correspondre à la personnalité de l’enfant. Nous allons ensuite l’entraîner et même imaginer les réponses potentielles du détracteur pour pas qu’il se retrouve désemparé. Agir ainsi lui demande énormément de courage.

Justement, quels effets constatez-vous chez les enfants qui suivent ce parcours ?

E. P. Dès les premières séances, nous observons généralement une baisse de l’intensité de la souffrance. Et au bout de 3 mois, 80 % des enfants estiment que leur souffrance a diminué d’au moins 50 %.[2] Mais c’est aussi l’apprentissage qu’ils font qui nous semble essentiel :  cette compétence qui permet de gérer des situations conflictuelles tout au long de leur vie, bien au-delà de l’école.

Pourquoi certains enfants en viennent-ils à harceler leurs camarades ?

E. P. Ce sont généralement des jeunes qui craignent de devenir des victimes ou d’être isolés. Ils cherchent à se sentir puissants, à se donner une « réputation ». Il est essentiel de comprendre que le harcèlement n’est pas le fait de « méchants » enfants ou d’enfants à problèmes. Une majorité de harceleurs sont capables d’empathie, sont populaires et ont des amis. Mais dans un environnement scolaire où l’acceptation par les camarades est primordiale, ils choisissent d’agir de manière à renforcer leur pouvoir sur le groupe, car il est très rare que le harcèlement se déroule juste en face-à-face.

Et qui sont les enfants harcelés ?

E. P. On a tendance à penser que le harcèlement vient de la différence. Untel est trop petit, trop gros, ou trop intello, et c’est pour cela qu’il se fait harceler. Mais plein d’enfants petits, gros, ou intellos ne se font pas harceler. En réalité, les personnes harcelées sont surtout vulnérables et si le fait d’être gros par exemple est un problème pour l’enfant, alors cela peut créer chez lui une vulnérabilité sur ce sujet. Le harcèlement touche aussi bien les filles que les garçons, mais les modalités de harcèlement diffèrent selon le genre : les filles sont souvent victimes de harcèlement social et relationnel, tandis que les garçons vont davantage être victimes d’intimidation physique.

Constatez-vous une évolution du harcèlement, notamment à travers les réseaux sociaux ?

E. P. Avec les écrans, l’intimidation quitte la sphère de l’école et se poursuit à la maison, notamment via le groupe WhatsApp de la classe. La forme change mais la méthode reste la même. D’ailleurs, aucun adolescent ne vient nous voir uniquement pour des problèmes de cyberharcèlement. Ce n’est donc pas le cyberharcèlement que nous devons régler, mais le harcèlement en général. Autre changement : on remarque que le harcèlement s’est étendu, et même si le collège reste le noyau dur, il y a des cas désormais du CP jusqu’à Science Po, ce qui n’était pas le cas auparavant.

Les parents semblent de plus en plus inquiets face à la montée du harcèlement scolaire. Quels effets cette angoisse a-t-elle sur leurs enfants ?

E. P. Il y a effectivement une inquiétude grandissante chez les parents. Ils doivent faire face à cette problématique nouvelle du harcèlement qui n’était pas un sujet dans les années 1980-1990. Mais cette émotion, qui est parfaitement légitime, les poussent à intervenir pour protéger leurs enfants, ce qui là encore est très logique. Mais cela peut bien involontairement renforcer le sentiment de danger chez l’enfant et son incapacité à puiser dans ses propres ressources.

Que pensez-vous de la gestion du sujet du harcèlement scolaire par l’institution ?

E. P. La méthode de la préoccupation partagée préconisée par l’Éducation nationale, et qui est maintenant déployée dans tous les établissements, consiste en des discussions individuelles avec les témoins actifs et le harceleur. L’objectif est de leur faire prendre conscience de la souffrance de l’enfant harcelé et de les amener à intervenir positivement dans la situation. Elle n’est pas évaluée pour l’instant, nous ne savons donc pas quelle est son efficacité. Mon intuition est qu’elle peut parfois fonctionner en primaire, mais je suis très sceptique sur ses résultats à partir du collège. L’ensemble des dispositifs de résolution de ce problème s’appuient essentiellement sur les émotions que ce phénomène suscite, ce qui donne souvent lieu à des solutions un peu « magiques » et manichéennes, comme par exemple, le fait de changer l’enfant harceleur d’établissement : dans la majorité des cas, le harcèlement se répète malgré l’exclusion du meneur, comme s’il avait été délégué à d’autres. Tant qu’il n’a pas été outillé pour gérer ce type de situations, l’enfant restera vulnérable. Selon moi, les enfants harcelés méritent mieux que nos simples émotions.


[1] Quand Palo Alto vient en aide aux enfants victimes de harcèlement, Thérapie Familiale, 2023/1(vol. 44), Par Raphaël Hoch et Emmanuelle Piquet, pages 73 à 95, Éditions Médecine & Hygiène.

[2] Ibid

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Chaque année, plus d'un million d'enfants sont victimes de harcèlement scolaire en France. Emmanuelle Piquet, thérapeute et fondatrice des centres À 180 degrés/Chagrin scolaire, propose une approche innovante pour aider les enfants à se défendre seuls, en les rendant acteurs de leur propre protection.
Son secret ? L’École de Palo Alto, qui consiste à intervenir non pas sur les harceleurs, mais sur la relation dysfonctionnelle entre la victime et l’agresseur. En apprenant à répondre avec des stratégies adaptées, les enfants retrouvent confiance et regagnent leur pouvoir. Au-delà du harcèlement, il s'agit de donner aux jeunes les outils pour gérer les conflits tout au long de leur vie.
Retrouvez l'interview d'Emmanuelle Piquet en intégralité.
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