Claire Le Roy-Hatala est docteure en sociologie des organisations et intervenante en santé mentale et travail. Dans son ouvrage La Vérité sur les troubles psychiques au travail, elle invite le monde professionnel à prendre conscience des impacts du handicap psychique. Elle y propose aussi des pistes de réponse aux questions que peuvent se poser les personnes concernées, leurs collègues et les entreprises.
Comment vous êtes-vous intéressée aux troubles psychiques au travail ?
J’ai eu l’opportunité de réaliser une thèse de recherche en sociologie des organisations sur le maintien en emploi des personnes qui ont des troubles psychiques. En allant dans les entreprises, je me suis aperçue qu’il y avait des hommes et des femmes qui souffraient de dépression, d’anxiété, de bipolarité, de troubles obsessionnels compulsifs ou encore de schizophrénie et qui travaillaient malgré tout. Ils devaient déployer une énergie incroyable pour que cela ne se sache pas. Ils développaient des stratégies de compensation afin de poursuivre leur activité. À la suite de ce constat, j’ai voulu faire connaître ce sujet important et accompagner les personnes et les organisations.
Ces dernières années, le sujet de la santé mentale est plus facilement abordé. Est-ce également le cas dans le monde du travail ?
Quand j’ai démarré ma thèse en 2004, j’ai rencontré des difficultés pour trouver des personnes qui acceptent de me parler. C’était extrêmement tabou. Les regards ont commencé à changer avec la loi de 2005 qui a permis la reconnaissance du handicap psychique. Mais depuis le Covid-19 et, plus précisément, depuis le début de l’année 2025 avec la santé mentale érigée en Grande Cause nationale, tout s’est accéléré. Il y a eu une véritable prise de conscience. Le sujet est moins tabou et les entreprises s’en saisissent vraiment. D’ailleurs, j’ai fait partie du groupe de travail de l’association Alliance pour la santé mentale qui a établi une charte d’engagement pour la santé mentale au travail* à destination des entreprises.
Les personnes qui souffrent de troubles psychiques peuvent-elles parler de leur situation au sein de leurs entreprises ?
Il y a encore des progrès à faire pour libérer la parole sur les troubles psychiques au travail. Aujourd’hui, je ne m’engagerai pas à dire à une personne qui souhaite parler de ses troubles qu’elle va trouver, à coup sûr en face d’elle, de la bienveillance et de la compréhension. Ce n’est pas toujours le cas.
J’ai tout de même reçu plusieurs témoignages positifs. Je repense à cette jeune femme qui m’a expliqué qu’elle avait fait part à ses collègues de sa schizophrénie. Elle m’a raconté que cela avait été l’occasion d’un superbe échange. Certains de ses collègues, qui ne comprenaient pas ses comportements ou ses réactions, y ont trouvé une explication. Pour d’autres, cela a libéré la parole et ils ont pu partager des situations similaires qu’ils vivent avec leurs proches. Pour cette équipe, ces échanges ont permis d’établir une véritable relation de confiance.
Les idées reçues ne freinent-elles pas la libération de la parole ?
Si, bien sûr. Je donnais l’exemple d’une jeune femme qui souffre de schizophrénie. Cette pathologie est, justement, associée à de nombreux stéréotypes et notamment celui de la violence. Or, elle provoque en réalité très peu d’agressivité tournée vers les autres.
Ce n’est d’ailleurs pas le seul trouble auquel sont liées des représentations négatives. Il y a, par exemple, l’idée que la dépression toucherait des personnes fragiles, qui ne feraient pas assez d’efforts, qui ne se bougeraient pas assez, comme si c’était une question de volonté. De manière générale, les problèmes de santé mentale sont encore vus comme des freins à la performance. Tout ceci est désolant car cela masque toutes les ressources, les capacités, les compétences et les savoir-faire de la personne.
Vous expliquez dans votre livre que les personnes concernées par des troubles psychiques développent des stratégies pour les cacher. Lesquelles ?
J’ai observé, en effet, que les personnes masquent leurs troubles. Un cadre supérieur d’une grande entreprise m’a confié, lors d’un échange, qu’il profitait des pauses repas pour se reposer et récupérer. Il prétextait déjeuner à l’extérieur pour justifier le fait qu’il ne mangeait pas avec ses collègues. C’est un exemple parmi tant d’autres.
Se taire, se cacher permet de se protéger des autres, de leurs réactions et de leurs idées reçues. D’ailleurs, les personnes attendent souvent d’avoir fait leurs preuves sur le plan professionnel avant d’oser dévoiler leurs troubles. C’est plus facile pour elles d’en parler une fois qu’elles ont gagné la confiance de leur manager et de leurs collègues et qu’elles ont pu démontrer leurs compétences et leur fiabilité.
Malgré les difficultés, vous dites que le travail est un vecteur clé de rétablissement. Pourquoi ?
Certes, le travail peut être un facteur de risque pour notre santé mentale à cause du stress, de la surcharge de travail, du manque d’autonomie ou de reconnaissance, de l’insécurité, de conflits… Mais le travail est aussi protecteur. Il nous permet de maintenir des liens sociaux et de générer un sentiment d’appartenance. Si je me sens attendue dans un collectif, que je retrouve un sentiment de valeur et d’utilité, mon rétablissement est possible.
Quels conseils donneriez-vous à une personne qui s’aperçoit que son collègue est en souffrance ?
La première chose à faire est d’être attentif. Il faut s’inquiéter si l’on observe un changement de comportement ou des réactions inhabituelles. Si, par exemple, son voisin de bureau arrive soudain en retard le matin ou s’il ne mange plus au restaurant d’entreprise, ce sont peut-être des signes d’alerte.
Ensuite, l’enjeu est d’ouvrir une porte. Nous sommes souvent trop précautionneux, nous craignons d’être maladroits. Mais il faut oser engager la discussion. Concrètement, vous pouvez simplement dire : « J’observe qu’en ce moment tu ne viens plus déjeuner avec nous ou que tu sembles plus tendu, plus négatif… Est-ce que ça va ? Est-ce que tu es d’accord avec moi ? Est-ce que tu veux qu’on en parle ? » Donner la possibilité d’échanger a déjà une immense valeur, que l’on sous-estime souvent.
Enfin, si la conversation s’engage, il ne s’agit pas, bien sûr, de s’improviser psychologue. Mais vous pouvez orienter vers une personne-ressource, vers le service social de l’entreprise ou encore vers le médecin du travail. L’important est de ne pas laisser votre collègue seul.
Et quand on est soi-même confronté à des troubles psychiques, comment peut-on réussir à en parler ?
Il faut d’abord réfléchir à ce que l’on a envie de partager, à ce qui nous fera du bien. Une personne que j’ai rencontrée m’a expliqué qu’elle avait besoin de dire qu’elle avait une fragilité psychique dès l’entretien d’embauche. Elle voulait être transparente. Et si elle n’était pas sélectionnée à cause de cela, elle estimait que, de toute manière, elle n’aurait pas été bien dans cette entreprise.
Ensuite, il faut s’interroger sur ce qui serait utile à son collègue. Il est possible de partager des éléments qui vont expliquer ses comportements ou éclairer sur ses besoins, comme : « Quand je ne vais pas bien, j’ai tendance à me refermer sur moi-même mais ce n’est pas contre toi », ou « Quand je suis en souffrance, je n’arrive plus à dialoguer et j’ai besoin d’un moment calme pour faire le point ». Ce type d’échange permet de savoir comment réagir, mais aussi d’être rassuré. Dans mon livre, je cite le témoignage de Fabienne qui a eu une discussion avec son manager pour répondre à ses inquiétudes. Elle lui a expliqué sa situation et lui a fait part des stratégies personnelles qu’elle a mises en place (temps de réflexion, debriefing avec sa psychologue…) quand elle fait face à ce qu’elle appelle des « débordements émotionnels ». C’était important pour elle d’en parler afin qu’ils puissent mieux se comprendre et travailler dans de bonnes conditions, ensemble.
La Vérité sur les troubles psychiques au travail (dépression, anxiété, bipolarité, TOC, schizophrénie : la vie active est possible !), Claire Le Roy-Hatala, Payot, 2024, 304 pages, 21 euros.
* Téléchargeable gratuitement sur le site alliance-sante-mentale.org, « Nos actualités », article du 28 août 2025.
Post Facebook :
« Il y a encore des progrès à faire pour libérer la parole sur les troubles psychiques au travail » : c’est le constat de Claire Le Roy-Hatala, docteure en sociologie des organisations et intervenante en santé mentale et travail.
En France, 13 millions de personnes sont touchées chaque année par un trouble psychique (dépression, anxiété, bipolarité, schizophrénie…). Et parmi elles, nombreuses sont celles qui continuent de travailler. Pourtant, parler de santé mentale au travail reste un défi.
Dans cette interview, Claire Le Roy-Hatala brise les tabous. Elle explique que le travail est aussi un vecteur de rétablissement, malgré les difficultés, il offre un sentiment d’appartenance et d’utilité.
Elle estime que la parole se libère, même s’il reste du chemin à parcourir. Elle délivre des conseils pour construire un environnement de travail bienveillant et mieux comprendre et accompagner les personnes qui souffrent de troubles psychiques.
#santementaleautravail #troublespsychiquesautravail #santeautravail


Astuce
Un évènement, un produit, une offre… pensez à compléter les articles avec des actualités de votre mutuelle.