Invité le 10 septembre par la presse mutualiste à partager son point de vue sur les pénuries de médicaments lors d’un petit déjeuner, Étienne Caniard, ancien président de la Mutualité française et expert reconnu des systèmes de santé, est revenu sur les mécanismes d’un problème complexe qui frappe régulièrement notre pays depuis une dizaine d’années. Selon lui, la solution passe avant tout par un renouveau du multilatéralisme, indispensable au rééquilibrage des forces vis-à-vis des laboratoires, mais aussi par la mise en œuvre d’une politique du médicament qui se concentre davantage sur une vision industrielle du phénomène.
Face aux pénuries de médicaments, « les solutions annoncées sont souvent simplistes et réductrices », regrette Étienne Caniard, ancien président de la Mutualité française. Invité à s’exprimer sur la question lors d’un petit déjeuner organisé le 10 septembre par l’Association nationale de la presse mutualiste (ANPM), celui qui fut aussi membre du collège de la Haute autorité de santé a dressé un constat amer de la politique française du médicament. Depuis une dizaine d’années, les pénuries sont de plus en plus fréquentes et les gouvernements successifs peinent à apporter des réponses efficaces. Avec la crise sanitaire liée au coronavirus Sars-CoV-2, ces ruptures d’approvisionnement ont une nouvelle fois été mises en lumière. Au cours des derniers mois, dans les services de réanimation en particulier, les professionnels de santé ont cruellement manqué d’anesthésiques, d’analgésiques ou encore de myorelaxants. De son côté, la Ligue contre le cancer vient de lancer une campagne pour dénoncer les pénuries de médicaments anticancéreux.
Comment expliquer de tels phénomènes ? « Une des hypothèses, c’est le nombre de médicaments dont le brevet est tombé dans le domaine public », explique Étienne Caniard. Lorsque le laboratoire qui a découvert une molécule en perd l’exclusivité commerciale, d’autres sont autorisés à la commercialiser sous la forme de médicament générique. La concurrence se déchaîne alors entre ces laboratoires, qui cherchent à optimiser leurs coûts. La production se segmente, les acteurs se multiplient et le fonctionnement de l’économie à flux tendus se généralise. Au moindre pépin sur la chaîne, le risque de pénurie guette.
Les tarifs toujours plus bas de certains médicaments
Autre aspect lié au développement du marché des génériques : les tarifs, toujours plus bas, de certains médicaments dans notre pays. Et l’expert de pointer ici « l’incohérence du régulateur qui fait baisser les prix à un point tel que le coût de commercialisation du produit devient trop faible par rapport à son prix de revient ». Résultat : le marché français perd de son intérêt pour le laboratoire, qui préfère alors vendre son médicament dans les pays où son prix est plus élevé. C’est par exemple ce qui se passe avec les vaccins, fréquemment en situation de rupture.
Mais ce n’est pas tout : les pénuries concernent aussi les médicaments innovants, absents du territoire français faute d’accord entre les laboratoires et l’État sur leur prix de commercialisation et le montant de leur remboursement. Parmi ces produits, on retrouve notamment certaines immunothérapies utilisées dans le traitement des cancers.
Extrêmement coûteux, ces médicaments innovants sont pourtant vendus jusqu’à cent fois moins chers dans les pays les plus pauvres. Mais si les laboratoires acceptent d’y baisser leurs tarifs, « c’est uniquement à condition que l’on ne touche pas à la propriété industrielle », ajoute Étienne Caniard. On le voit bien, « la fixation des prix est simplement le résultat d’un rapport de force entre l’industrie des médicaments et les États ».
Situations de concentration et de monopole
Pour certains analystes, les pénuries de médicaments en Europe s’expliquent aussi par la localisation des chaînes de production, désormais très éloignées de notre continent. En réalité, si nous sommes bien dépendants de pays comme l’Inde ou la Chine, qui concentrent aujourd’hui 80 % de la production mondiale de principes actifs, nous ne le sommes pas dans de telles proportions. « Ce chiffre effrayant est aussi lié à l’émergence de ces pays dans les consommations de médicaments. Il est tout à fait naturel que la production s’installe là où les nouveaux besoins se développent, explique Étienne Caniard. Et si vous regardez les sources de production des producteurs de médicaments commercialisés en France, vous vous apercevez qu’elles se situent pour les trois quarts sur le continent européen. »
Ainsi, pour Étienne Caniard et d’autres experts, comme Isabelle Méjean, élue cette année meilleure jeune économiste de France, les ruptures d’approvisionnement viendraient plutôt des situations de monopole qui caractérisent l’industrie pharmaceutique. Il y a quelques années, par exemple, la France a été touchée par une grave pénurie d’Amoxicilline, un antibiotique dont le principe actif est produit en Italie du Nord avec un monopole quasi mondial. Un simple défaut de calibrage sur la chaîne italienne a suffi à bloquer la production pendant plusieurs semaines.
La relocalisation à tout prix des chaînes de production en Europe, voire en France, n’est donc pas forcément toujours la solution la mieux adaptée. Et, selon Étienne Caniard, c’est notamment le cas pour le paracétamol, dont le gouvernement a annoncé la relocalisation totale d’ici trois ans, alors que ce produit n’a en réalité « jamais manqué » en France. Le rationnement imposé pendant le confinement s’est plutôt fait en réaction aux inquiétudes des consommateurs, qui se sont rués dans les pharmacies par peur de manquer.
Un nécessaire renouveau du multilatéralisme
« Ces dernières années, nous assistons à une fragmentation de la régulation et à un dysfonctionnement des organisations internationales, regrette Étienne Caniard. Nous vivons une crise très profonde du multilatéralisme. » D’après lui, l’amélioration de la situation et le rééquilibrage des forces vis-à-vis des laboratoires ne se feront pas sans un nécessaire renouveau de la coopération entre les États. Face à une industrie organisée et concentrée où les participations croisées entre firmes sont nombreuses, les régulateurs nationaux n’ont aucune chance.
Pour mieux faire face à l’opacité des laboratoires, Étienne Caniard avance aussi l’idée de créer des « systèmes d’information modernes qui permettent de comprendre ce qui se passe dans la chaîne du médicament afin d’anticiper les risques de rupture ». Les États pourraient commencer par concentrer leurs actions autour d’« une liste de médicaments à intérêt thérapeutique majeur » déterminée au niveau international. En Europe, enfin, la création d’une Haute autorité de santé européenne permettrait en outre « d’harmoniser l’ensemble des pratiques » et ainsi de gagner du poids. L’objectif : se doter de tous les leviers nécessaires à la mise en œuvre d’une politique globale qui se concentre d’abord sur la problématique industrielle et non plus sur celle de prix toujours plus bas.
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